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5 avril 2019 5 05 /04 /avril /2019 15:08
Il est l’un des patrons les plus puissants de la planète. Mais qui le connaît vraiment ? Dans ce portrait au long cours, Carlos Ghosn évoque ses relations avec Vladimir Poutine, Barack Obama, l'automobile du futur et la question de la succession. Par Olivier BOUCHARA. Article paru dans le numéro de janvier 2016 de « Vanity Fair France ».

L’empire Ghosn compte 430 000 salariés dans 200 pays, vend 8,5 millions de véhicules par an et affiche un chiffre d’affaires de 130 milliards d’euros { année 2016 }

Il entre dans l’ascenseur, jette un œil à la fiche tendue par sa directrice de ­cabinet, remercie : « C’est bon, j’ai compris. » Un dernier couloir à parcourir au pas de charge et le voilà dans l’arène. Il ­inspire profondément. Ce matin de juillet, il doit s’adresser aux cent top managers de Nissan réunis au siège de Yokohama, près de Tokyo. Pas de préambule pour détendre l’atmosphère, il attaque sans notes, en anglais : « Nous devons encore gagner des parts de marché et améliorer notre rentabilité. » La voix porte, le corps penche en avant. Ses sourcils dessinent des accents circonflexes. « Regardez le marché, martèle-t-il, nous avons plein d’occasions à saisir. » Il jongle entre les résultats et les objectifs, donne la parole, écoute, s’assoit un instant puis reprend le micro. Certains noircissent fébrilement leur carnet. D’autres, arrivés la veille de France ou du Canada, écarquillent les yeux pour rester éveillés. Sur un mur, trois horloges rappellent l’ampleur du décalage horaire : quand il est 10 heures ici, il est 3 heures du matin à Paris et la nuit tombe à Nashville, Tennessee, où bat le cœur de Nissan aux États-Unis. « S’il y a un point que vous n’avez pas compris, dites-le », lance-t-il à la fin de sa présentation. Personne ne se manifeste. Il insiste. Nouveau silence. Il salue l’assistance et file en un éclair. Dans dix minutes, une autre réunion commence.

 

 

 

 
Quelque chose défie la biologie chez Carlos Ghosn. « C’est une machine, m’avait prévenu l’un de ses collaborateurs avant le voyage. Si vous le suivez au Japon, prenez des vitamines. » À l’âge de 61 ans, le PDG franco-libano-brésilien de l’alliance Renault-Nissan fait figure d’exception dans l’univers des grands patrons : il est le seul à diriger simultanément deux multinationales dont les sièges se situent à 10 000 km l’un de l’autre. Ajoutez la présidence du groupe russe Avtovaz, le constructeur de Lada, et l’addition donne le vertige : l’empire Ghosn compte 430 000 salariés dans 200 pays, vend 8,5 millions de véhicules par an et affiche un chiffre d’affaires de 130 milliards d’euros – autant que le PIB de la Hongrie. Renault-Nissan occupe le quatrième rang mondial de l’industrie automobile, derrière Volkswagen, Toyota et General Motors. En mars 2015, celui que le magazine Forbes a baptisé « l’impatient M. Ghosn » a proclamé qu’il grimperait sur le podium avant trois ans. Si Volkswagen, ébranlé par le scandale des tests antipollution truqués, ne réussit pas à enrayer sa chute, la prédiction pourrait se réaliser plus tôt que prévu. C’est le charme des affaires. Carlos Ghosn le dit sans ambiguïté : « Si des entreprises se sont livrées à de telles pratiques, elles vont en payer durement les conséquences pendant de longues années. »

Il mène une vie de chef d’État globe-trotter, qui parle de puissance à puissance avec les grands de ce monde. Un jour, il est à Moscou pour défendre les intérêts d’Avtovaz devant Vladimir Poutine ; un autre, il négocie avec le premier ministre chinois l’implantation de Renault à Wuhan ; la semaine suivante, il visite l’usine anglaise de Nissan à Sunderland en compagnie de David Cameron. Sa relation avec l’État français, actionnaire historique de Renault, oscille entre la paix armée et les échanges sporadiques de roquettes selon les ministres de l’économie.

Au mois d’avril, Emmanuel Macron, qui redoutait une marginalisation de l’État, a augmenté la participation publique (de 15 à 19,7 %) jusqu’à s’octroyer une minorité de blocage. Carlos Ghosn y a vu un affront personnel. Au point qu’au mois d’octobre, sa querelle avec le ministre a tourné au bras de fer. Mi-décembre, les deux hommes ont finalement trouvé un compromis : l'État aura bien son mot à dire sur certains sujets stratégiques de Renault mais il ne pourra pas interférer dans les affaires de Nissan. { le début du bras de fer entre la France et Ghosn qui président le groupe Renault/Nissan }

 

Carlos Ghosn Macron Hollande
 

 

Au salon de l'auto de Paris, en compagnie de François Hollande et d'Emmanuel Macron en 2014.
(Tom Wagner/REA)

 

L’Alliance Renault-Nissan façonne l’existence de Ghosn depuis une décennie. Cinq personnes sont chargées d’organiser son planning, trois autres préparent ses discours. La plupart des déplacements sont calés un an à l’avance. Carlos Ghosn voyage en Gulfstream G550, l’un des rares jets capables de voler 12 000 km sans escale. Pour limiter l’effet des trajets, il applique un précepte : aller le plus souvent possible de l’ouest vers l’est. Il passe la première moitié de chaque mois en France chez Renault, part pour la Russie aux alentours du 15 pour trois jours au maximum et consacre les deux dernières semaines à Nissan au Japon. Pour le lancement indien de la Renault Kwid, un mini 4x4 à moins de 5 000 euros destiné au marché local, il n’a passé que vingt-quatre heures à Madras. Tout est bien cloisonné dans son esprit, assure-t-il : « Quand je suis en France, je prends des décisions uniquement pour Renault et dès que l’avion décolle pour le Japon, je ne pense plus qu’à Nissan. »

Carlos Ghosn présente la nouvelle Nissan GT-R dans un show télé japonais en 2007.
    

L’observer durant plusieurs jours à Yokohama donne une idée de son quotidien. Sitôt arrivé, il accroche un pin’s Nissan au revers de sa veste. Il court d’un staff meeting à l’autre escorté de sa directrice de cabinet, une élégante quadragénaire en tailleur vert émeraude, et de son assistante personnelle, une jeune Japonaise au regard inquiet. Quand il pénètre dans une pièce, les équipes l’accueillent avec une crainte mêlée d’admiration. Carlos Ghosn est d’une extrême politesse mais il ne cherche pas à se faire apprécier. Il est froid, direct, sans émotion apparente, comme si chez lui le Brésil et le Liban étaient deux pays proches du pôle Nord. Pendant les discours, ses mains battent la mesure. Son anglais est fluide, managérial, ponctué d’adverbes comme « particularly » et « consequently ». S’il veut abréger une conversation, il regarde sa montre. Il vouvoie tous ses subordonnés, y compris ceux qui travaillent à ses côtés depuis dix ans. Il a de l’humour mais le réserve à ses intimes. 

À 20 ans, il s’amusait à téléphoner après minuit à des gens piochés au hasard sur un journal de petites annonces. « Il prenait un accent arabe et disait : “Je travaille de nuit ; je vais bientôt prendre mon travail ; si je dois acheter votre bidet, c’est maintenant” », a raconté l’un de ses amis au Figaro. Aujourd’hui, l’imprévu le met mal à l’aise. Un matin, j’ai profité d’un instant de répit pour engager la conversation en lui posant une question anodine sur la conférence qu’il venait de donner. « Nous en reparlerons lors de notre rendez-vous à Paris à la rentrée », m’a-t-il répondu, tandis qu’un assistant me rappelait la règle fixée au départ : « Pas d’interview à Yokohama. Vous pourrez seulement le suivre. »

  

LE VÉHICULE DE 2030

Dans l’industrie automobile, les dirigeants des principaux constructeurs forment une sorte de club de gentlemen, des stratèges qui tiennent l’avenir de l’automobile entre leurs mains – autant dire pour eux le destin de l’humanité. À quelques détails près, ils savent comment on circulera demain, après-demain et dans 25 ans. Ghosn est obsédé par la révolution qui s’annonce dans les transports. Il dévore les études de prospective, commande sans cesse de nouveaux prototypes. En 2011, il a ouvert un laboratoire de recherches en Californie, dans la Silicon Valley, où il passe chaque année 3 jours. Le premier, ses équipes lui font un point sur les dernières trouvailles ; le deuxième, il rencontre des créateurs de start-up triés sur le volet ; enfin, le troisième jour, il s’entretient avec les dirigeants de fonds de capital-risque. « Nous sommes dans une situation inédite et fascinante, observe-t-il. De jeunes entrepreneurs sortis des meilleures écoles s’attaquent à la citadelle automobile et ils disposent de financements extraordinaires pour arriver à leurs fins. »

 

Carlos Ghosn
 

 

Carlos Ghosn présente la Nissan IDS, un concept-car autonome, à Tokyo en 2015.
(Ian Langsdon/EPA/Corbis)

  

Ce matin, Ghosn est invité à parler des mutations de son métier devant les étudiants du MBA de l’université californienne de Stanford. La séance se déroule par visioconférence entre Yokohama et le campus proche de San Francisco. Calé dans son fauteuil, il prédit que « les taxis vont disparaître d’ici vingt ans » sous la pression des sociétés de chauffeurs privés. Avant de signaler que ces start-up ont un rêve secret : « Se débarrasser de leurs propres chauffeurs. » Dans la salle, les élèves cessent de compulser leurs tablettes, intrigués. « Ces gens-là ont fait leurs calculs, explique Ghosn, chemise blanche et costume noir. Dans leur business model, la location d’une voiture coûte 1 000 euros par mois, l’essence 400 et le chauffeur... 6 000. S’ils veulent augmenter leurs bénéfices, ils savent quel poste de dépense supprimer. »

Carlos Ghosn n’écrit pas un scénario pour George Lucas. L’histoire qu’il raconte a déjà commencé, au XXIe siècle, sur la planète Terre. Ces derniers mois, le groupe Uber a constitué une équipe de scientifiques de haut vol avec la mission de concevoir un véhicule sans conducteur. Au Japon, dès le printemps, une start-up spécialisée dans la robotique proposera les premiers trajets sans chauffeur à Fujisawa, à 40 km de Tokyo – avec l’ambition avouée de couvrir la capitale durant les Jeux olympiques de 2020. Bientôt, il suffira de pianoter sur un téléphone portable pour qu’un taxi automatique et silencieux vous embarque cinq minutes plus tard au coin de la rue.

Un étudiant brésilien questionne Carlos Ghosn sur les mystérieux projets de Google et d’Apple dans l’automobile. « Si vous voulez mon avis, répond-il, ni l’un ni l’autre n’ont vocation à devenir des constructeurs. Sinon, ils auraient déjà racheté l’un de nos concurrents en un claquement de doigts. Ils ont tellement de cash disponible... » Il est convaincu que les monstres du Web n’ont aucun intérêt à s’inviter dans une industrie qui exige autant d’investissements, d’usines et d’employés « pour des marges très faibles, 6 % ou 7 % lorsque tout va bien ». Il rappelle un principe élémentaire des affaires : « Quand vous vous diversifiez, c’est toujours vers le haut. » Son diagnostic : « En réalité, ces géants ont surtout envie de diffuser leur révolution à l’intérieur des voitures, comme ils l’ont fait hier dans Internet et les télécommunications, et comme ils continuent à le faire aujourd’hui en créant des lunettes et des montres. »

Certains signes ont révélé l’intérêt des acteurs du Web pour l’automobile : le rachat par Google de l’application de GPS et de navigation communautaire Waze pour plus de 1 milliard d’euros en juin 2013, le recrutement du directeur de la recherche de Mercedes-Benz chez Apple. Ces multinationales s’intéressent en priorité au « véhicule connecté » dans lequel la vie numérique du conducteur (applications, e-mails, photos, etc.) pourra défiler sur l’écran de bord. Carlos Ghosn reste pourtant sceptique : « Va-t-on vers plus d’intimité ou plus de partage dans l’automobile ? s’interroge-t-il. Entre le covoiturage et la voiture connectée, deux tendances inverses s’affrontent et personne ne sait laquelle va l’emporter. Prendrez-vous un passager si votre musique, vos SMS et vos vidéos s’affichent sous ses yeux ?» Il cite l’exemple du portable : « Il y a dix ans, si quelqu’un vous demandait votre téléphone pour passer un appel, vous le prêtiez sans problème. Aujourd’hui, vous hésitez : c’est devenu un objet intime. »

Pour préparer l’avenir, le PDG de Renault-Nissan a un plan de route bien précis. Il parie d’abord sur les véhicules dits « autonomes », où l’homme aura le choix de céder sa place à la machine. « Dans un embouteillage, vous pourrez passer en pilote automatique, le temps de lire vos e-mails, d’appeler vos enfants et hop ! quand l’envie vous reprend, vous basculez en manuel, explique-t-il. De cette façon, vous avez à la fois le contrôle et le plaisir. » À l’en croire, la technologie est déjà au point. Mais il faut encore convaincre les autorités d’assouplir les règles de conduite : « À l’heure actuelle, si vous n’avez pas les deux mains sur le volant, vous êtes en infraction, rappelle-t-il. Dans l’automobile, l’innovation est aussi tributaire de la réglementation. »

L’autre perspective qui l’enflamme est l’avènement du véhicule électrique. Il en fait un combat personnel. Depuis dix ans, il a investi plus de 5 milliards d’euros pour lancer les premiers modèles dits « zéro émission », qui ne rejettent aucune particule de CO2 dans l’atmosphère. À l’inverse de Toyota, il n’a pas commencé avec des véhicules hybrides. « J’ai vu leur popularité et j’en ai conclu qu’il s’agissait d’une phase de transition vers l’électrique, se souvient-il. Alors je me suis dit : “Pourquoi passer par une étape intermédiaire ? Allons directement au but recherché.” » Il continue à défendre ardemment ce choix, même si les ventes sont encore loin de ses prévisions initiales. Pour rester optimiste, Ghosn fait remarquer qu’aux États-Unis le groupe Tesla, spécialisé dans les berlines électriques de luxe, bénéficie d’un soutien quasi irrationnel des marchés : sa valeur boursière dépasse 25 milliards d’euros malgré des pertes supérieures à 260 millions en 2014 – « Ça prouve bien qu’il y a plus d’avenir que de présent dans ce business », en déduit-il. La prochaine génération de batteries disposera d’une autonomie de plus de 300 km. Pour changer les habitudes – et peut-être le monde –, il faudrait multiplier les bornes de chargement. « C’est aussi un enjeu de pouvoirs publics, assure-t-il. Les États ont dépensé des milliards pour faciliter le développement des stations-service. Pourquoi ne feraient-ils pas un geste pour l’électrique ?»

Carlos Ghosn a la certitude que le temps joue en sa faveur. Au siège de Renault à Boulogne-Billancourt, dans son bureau baigné de lumière avec vue sur le parc de Saint-Cloud, je lui demande comment rouleront ses petits-enfants en 2030. Il répond sans hésiter : « Dans des voitures autonomes et électriques !
– Mais de quelle marque ? »

Pour une fois, il esquisse un sourire : « Renault ou Nissan. Ils auront quand même le choix. »  

 

Carlos Ghosn Poutine
 

 

Avec Vladimir Poutine en juin 2009, lors de l'inauguration d'une usine Nissan à Saint-Pétersbourg.
(Reuters)

    

DANS LA DATCHA DE POUTINE

Avant de partager sa vie entre deux entreprises, Carlos Ghosn Bichara (c’est son nom complet) a vécu entre plusieurs langues et cultures. Il est né au Brésil dans une famille libanaise maronite. Ses parents l’ont rapatrié à Beyrouth lorsqu’il avait 6 ans pour soigner une santé fragile. Ils l’ont inscrit à l’institut jésuite Notre-Dame dirigé par un père suédois. À la maison, on parlait surtout français, un peu arabe, parfois portugais. Après le bac, le jeune Carlos s’est installé en France pour suivre une classe préparatoire scientifique au lycée Saint-Louis à Paris. Une fois admis à Polytechnique, il a adhéré à l’association qui organisait des dîners avec des élèves américains : « Après le repas, nous terminions la soirée dans les bars et les boîtes de nuit du Quartier latin, ce qui fait qu’il y avait plus d’étudiantes que d’étudiants à notre table », a-t-il raconté dans Citoyen du monde (Grasset, 2003, autobiographie coécrite avec le journaliste Philippe Riès), l’une de ses très rares confidences personnelles. Lorsqu’il est entré chez Michelin à sa sortie de l’école des Mines, c’était pour mener une carrière internationale. Directeur de la filiale brésilienne à 30 ans, patron de la division Amérique du Nord à 36, il a néanmoins compris que les Michelin n’étaient alors pas prêts à faire monter sur le trône un manager étranger à la famille, si brillant fût-il. « Petit à petit, a-t-il écrit, mon épouse a commencé à me poser des questions sur notre avenir : “Qu’est-ce que tu vas faire ? Est-ce que tu vas être numéro deux toute ta vie ?” »

 

 

Carlos Ghosn ne l’a jamais caché : il a rejoint Renault en 1996 – l’année de la privatisation –, parce que le PDG de l’époque, Louis Schweitzer, avait décelé en lui un successeur potentiel. Il avait 42 ans. Schweitzer, qui avait dirigé le cabinet de Laurent Fabius à Matignon de 1984 à 1986 avant de faire carrière chez Renault, était un énarque madré, fin connaisseur des passions syndicales : il lui conseilla de demander la nationalité française pour éviter toute polémique. Ghosn ne s’est pas fait prier. « J’ai mis mon état civil en ligne avec mon vécu et mes convictions, me confie-t-il. J’étais diplômé en France, j’avais travaillé en France, je ne pouvais pas continuer à vivre ici avec un permis de séjour. » Il lui arrive d’entendre encore des voix perfides demander s’il est bien français, avec ses discours parsemés d’anglicismes et son patronyme oriental – en arabe, Ghosn se prononce « Ross’n » et peut se traduire par « branche ». « Je réponds à ces gens que j’ai toujours eu de la France en moi, soupire-t-il. La différence avec d’autres, c’est que je fais partie de cette France qui n’a pas peur de la mondialisation. »

 

Carlos Ghosn manga
 

 

Planche du manga L'Histoire vraie de Ghosn-san
(Tom Wagner/REA)
   

Il l’a prouvé lors du redressement de Nissan au début des années 2000. Aujourd’hui, cette opération est enseignée comme un cas d’école à l’université de Harvard et « Ghosn-san » jouit d’un immense prestige au pays du Soleil levant : il est invité dans les talk-shows à la mode, les Japonais s’inclinent à près de 90° sur son passage et ses aventures ont même inspiré un manga. Mais à l’époque, il fallait des talents divinatoires pour imaginer que Renault, à peine sorti de son statut de régie, pouvait sauver de la faillite un constructeur nippon. « Deux mulets ne font pas un cheval de course », a dit cruellement Ferdinand Piëch, ancien PDG de Volkswagen, pour commenter le rapprochement des deux constructeurs en mars 1999. Avec le recul,

Carlos Ghosn trouverait presque qu’il avait raison. À ceci près que « les chevaux de course n’ont aucune chance de réussir dans l’industrie automobile : quand vous essayez de gravir une montagne par des chemins escarpés, mieux vaut être un mulet. »

Chez Nissan, Ghosn a appliqué une formule détonante à base de cost killing et d’ouverture culturelle. Il a fermé quatre usines en trois ans, supprimé l’emploi à vie, divisé par trois les effectifs du conseil d’administration, revendu des dizaines de participations dans des sociétés parallèles, imposé l’anglais comme langue de travail. Mais il a aussi donné des gages aux salariés, promu des managers japonais, débauché une star du design chez le constructeur Isuzu et pris l’engagement de démissionner au bout d’un an si les objectifs n’étaient pas atteints. Il a aussi déployé des trésors de sémantique pour ménager l’orgueil nippon en ne présentant jamais la reprise de Nissan comme un rachat ni une fusion mais comme une « alliance avec un grand A ». Dans les faits, Renault a acquis 36,4 % du capital de Nissan tandis que Nissan a pris 15 % de Renault en 2002. (À présent, le constructeur français détient 43,4 % de son partenaire japonais.)

Diplomate, Carlos Ghosn ne voulait pas non plus donner l’impression d’un grand débarquement à la manière de l’amiral Perry, dont la flotte de canonnières américaines imposa au Japon de s’ouvrir au commerce avec l’Occident au XIXe siècle. Il s’est entouré d’une équipe resserrée, à peine vingt salariés venus de Renault, qu’il a répartis dans des services et des bureaux différents, rarement au même étage. Il leur a aussi donné l’instruction de limiter les échanges entre eux afin de mieux se fondre dans le décor. Les débuts n’ont pas été évidents. Après un simple séminaire de 3 jours sur la culture japonaise, les missionnaires de Ghosn se sont retrouvés au milieu d’employés dont ils ne comprenaient pas la langue. « C’était comme si nous étions devenus illettrés du jour au lendemain », m’ont confié plusieurs membres de cette épopée. Aucun n’a oublié ces moments de solitude devant le menu de la cantine ou face à un collaborateur qui répétait « yes mister, yes mister » en opinant du chef. Ils racontent mille anecdotes, souvent drôles, comme ce jour où, pour acheter un bidon d’eau de Javel au supermarché, il a fallu ouvrir et renifler un à un tous les produits du rayon ménager. Carlos Ghosn lui-même a eu sa part de surprises. À son arrivée chez Nissan, il ignorait que la direction disposait d’un ascenseur particulier. Il a suivi la foule et s’est engouffré dans une cabine. Au premier arrêt, personne n’est descendu. Au deuxième non plus. Et ainsi de suite jusqu’au dernier étage, celui de la présidence. Il a fini par comprendre : au Japon, on ne passe jamais devant le chef.

À présent, il s’amuse parfois des différences culturelles. « Là-bas, même si on pense que le chef a tort, ce n’est pas grave : on suit ce qu’il a dit. Dans une culture latine, c’est plutôt : “Le chef a parlé mais moi j’ai mon interprétation de ce qu’il a voulu dire”, et là, ça part dans tous les sens. » Quand il était en lice pour racheter 25 % du capital d’Avtovaz fin 2007, Poutine l’a convoqué au Kremlin. Il se rappelle les paroles du président russe : « C’est vous que nous avons choisi et je vais vous dire pourquoi. Non parce que vous aviez un meilleur projet industriel que General Motors et Fiat ni parce que vous étiez mieux-disant. Mais parce que vous avez respecté l’identité japonaise de Nissan et nous voulons que vous fassiez de même avec l’identité russe. » Fin 2012, Renault-Nissan est devenu majoritaire chez Avtovaz à la faveur d’une nouvelle ouverture du capital. Second rendez-vous avec Poutine, cette fois dans sa datcha privée. « Il m’a dit : “Vous avez tenu votre engagement, donc je vous ai laissé prendre le contrôle d’Avto. Mais n’oubliez pas : nous ne voulons devenir ni français ni japonais.” »

 

Carlos Ghosn
 
 

 

    

LA PROPOSITION D’OBAMA

Un temps, il a essayé la mélatonine, l’hormone que les navigateurs absorbent en cachets pour annihiler les effets de la fatigue et du décalage horaire. Il a arrêté très vite. « Ça ne résolvait pas le problème ; ça ne faisait que le repousser, me confie Carlos Ghosn. Je ressentais le choc dès le deuxième jour. » Au fil des voyages, il s’est imposé une hygiène de vie drastique. Éviter l’alcool, même s’il admet qu’un « verre de médoc ou du saké chaud avec un bon dîner, c’est irrésistible ». Prendre des repas légers, poisson grillé ou viande blanche. Commencer la journée par quarante-cinq minutes d’étirements. Se coucher avant minuit. Surtout, s’efforcer de dormir six heures par nuit – « davantage, ce serait illusoire ». De toute façon, il n’a guère le choix. « Quand vous débarquez de l’avion, vous avez intérêt à être en forme. Personne ne va dire : “Oh le pauvre, il a mal dormi à cause du décalage horaire.” Mes collaborateurs ne veulent pas d’un demi-patron : ils ont besoin d’un patron entier. »

Dix ans qu’il a accepté ce job infernal, toujours à sillonner la planète loin de ses quatre enfants (Caroline, 28 ans ; Nadine, 26 ; Maya, 23 et Anthony, 21). « J’ai moins de temps qu’un père normal, concède-t-il, mais quand je les vois, je suis vraiment avec eux. Pas d’iPhone ni d’iPad. » Il écoute leurs conseils de lecture, souvent des ouvrages de géopolitique ou de développement personnel. Il vient de finir The Happiness Hypothesis (Trade Paper Edition, 2006), best-seller américain sur la quête de sagesse dans la science moderne. Son mariage, en revanche, a fini par voler en éclats. La blessure est encore vive et il évite les questions à ce sujet.

Qu’est-ce qui le fait encore courir ? Certes, il y a l’argent (près de 15 millions d’euros de revenus en 2014), les attraits du pouvoir, le goût de la compétition, le sentiment grisant d’influer sur la vie des hommes. Mais combien de temps peut-il tenir à ce rythme ? N’a-t-il pas envie de passer plus de temps dans la plaine de la Bekaa, au Liban, où il possède un domaine viticole de soixante-six hectares avec des amis ? Ne rêve-t-il pas de se poser quelque temps à Rio de Janeiro, où il a gardé des attaches familiales ? Dans son autobiographie, il a décrit les adieux pénibles de Lee Iacocca, président de Chrysler entre 1978 et 1992 : « L’atmosphère était pesante. Iacocca aurait dû partir deux ans plus tôt. Quand on rate sa sortie, c’est aussi triste que de ne pas réussir sa mission. » Il avoue avoir pensé ce jour-là qu’il lui faudrait « bien choisir son moment et partir au sommet ».

Au fond, tout se passe comme si Carlos Ghosn avait modelé l’alliance Renault-Nissan à son image au point de la rendre ingouvernable par un autre que lui – c’était l’analyse avancée par le magazine Fortune en janvier 2015. Ceux que l’on présentait comme de possibles successeurs, Patrick Pélata et Carlos Tavares, n’ont pas tenu. Le premier a été écarté après l’affaire des faux espions infiltrés chez Renault en 2012. Le second s’est fait hara-kiri en août 2013 en confiant à l’agence Bloomberg que ce serait pour lui « un grand honneur de diriger une entreprise comme General Motors » : deux semaines après cette imprudence, Renault-Nissan annonçait son départ (Tavares dirige désormais le rival français PSA).

Carlos Ghosn, lui, a eu plusieurs occasions de partir. Il ne s’en vante pas mais Ford, Chrysler et Fiat lui ont fait des propositions. Il y a six ans, le conseiller spécial de Barack Obama pour l’automobile, Steven Rattner, l’a même convié dans son appartement de New York pour lui offrir la présidence de General Motors. L’État américain en avait pris le contrôle provisoire pour lui éviter la faillite. Ghosn jure n’avoir pas hésité une seconde : « On était en pleine crise, une année noire, la seule de ma présidence où Renault et Nissan ont fait des pertes. Rattner aurait pu mettre tout l’argent du monde sur la table, ça n’aurait rien changé. Ma réponse a été claire : “Je ne vais pas lâcher le bateau au milieu de la tempête : sur le plan de l’éthique, c’est inconcevable pour moi. »
– Et si l’occasion se représentait ? lui ai-je demandé.
– Ce n’est pas à l’ordre du jour. Mon mandat court jusqu’en 2018.
– Vous savez qui va vous remplacer ?»

À l’évocation de ce sujet, il a branché le pilote automatique : « Un système de sélection est en cours, mené par les deux conseils d’administrations. Il n’y a pas d’urgence. » Comme je lui reposais la question, il s’est remis en commande manuelle et, pour la deuxième fois, il a esquissé un léger sourire : « Peut-être qu’il ne faut pas trouver quelqu’un capable de faire les deux jobs à la fois mais deux patrons : un pour Renault et un pour Nissan. » Il n’y a qu’un seul Carlos Ghosn.

 

 

 

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